Je travaille, donc je suis
La porte s'ouvrit sur une pièce immense, infinie. Tout un univers riche en significations et en stimulations sollicita d'un coup son attention. C'était le contraire du lieu circonscrit et clos auquel il s'attendait. Il eut l'intime conviction que cet univers happait les arrivants et les désagrégeait. Son esprit s'embrasa. Il en perdit d'abord sa faculté de concentration au point d'oublier de regarder ce qu'il avait prévu d'observer : le sol, les murs et le plafond, il en oublia même le dieu tapi derrière le somptueux bureau. Il fut frappé par une décharge électrique, évocatrice, créatrice, qui lui planta au cœur une folle allégresse. A l'instant même, une force impérieuse l'appela à se prosterner et à offrir un sacrifice, mais il préféra se rallier à ses compagnons, adoptant une attitude de piété, d'obéissance et de soumission.
Ainsi commence 'Son excellence' de Naguib Mahfouz, le grand écrivain égyptien, prix Nobel de littérature en 1988. Le dieu derrière son bureau est le directeur général de l'administration et le héros de ce livre se donnera dès lors comme objectif d'arriver à ce poste, consécration d'une carrière dévolue au fonctionnement de l'état. Pour y arriver, pauvre fils d'un pauvre conducteur de calèche, il tentera de se faire remarquer par la qualité et la quantité de son travail, n'hésitant pas à sacrifier toute vie personnelle.
Ce qui frappe d'abord, et je pense que le début donne le ton, c'est la comparaison et l'utilisation du langage religieux. Travailler pour l'administration se fait par foi, on prie beaucoup et on s'en remet très souvent aux mains du créateur. Mais l'idéal de tout nouvel arrivant, c'est de devenir dieu.
Le livre est d'un grinçant comme j'aime; on suit notre personnage au long de sa vie, les choix qu'il peut faire pour progresser dans sa condition, ses rapports avec ses collègues et ce but final insensé qu'il se donne, non pas pour vivre mieux mais pour clamer à la face du monde qu'il pouvait le faire.
Et vous, jusqu'où seriez vous prêts à aller ?